Sophie Moraine/ Art de la mémoire

Présentation :

Ma démarche artistique, conceptuelle, axée sur l’art de la mémoire, art de la métamorphose des images et des souvenirs-données brutes-, interroge notre présent et notre futur. Les sociétés remanient par reconstruction et déformation les souvenirs afin de préserver leurs unités.

Issues de mes recherches, mes œuvres sont des souvenirs-images ou images frappantes, questionnant les rapports entretenus entre l’individu et les différents groupes auxquels il appartient (groupe familial et religieux, classe sociale).

Ma méthode de travail, adoptée il y a 8 années, est celle empruntée à Aby Warburg : association d’images/ mots, intervalles/ méditation, émergence.

En 2017, j’ai commencé à m’approprier l’art de la mémoire au travers de La Divine Comédie de Dante, poète qui connaissait l’art de la mémoire. Cette première phase de recherche nommée art de la mémoire 1.0 avait pour but de trouver des « images frappantes » dans l’œuvre de Dante.

Mon art de la mémoire 1.0 a été cristallisé dans 66 images mnémotechniques en papier recyclé, suivant le même procédé technique.

En 2018/2019, ma deuxième phase de recherche, nommée art de la mémoire 2.0 a questionné l’art de la mémoire actuel. Quelles sont les « images frappantes » qui le constituent ? En poursuivant mon cheminement intellectuel par la méthode warburgienne, j’ai découvert le cerf et le cygne noir : cerf, symbole de la prudence pendant l’Antiquité ; cygne noir, symbole de la subversion et de l’imprévu au 21e siècle. De mon art de la mémoire 1.0, « images frappantes » de la Divine Comédie de Dante à mon art de la mémoire 2.0, la métamorphose était animale. Qu’est-ce qu’un cygne noir ? Il s’agit d’un événement inattendu, une irrégularité insignifiante qui fait tanguer un système !

J’ai donc créé le cygne noir : un assemblage de 12 feuilles peintes et cousues suivant le même mode opératoire, soit une pièce composée de 10499 « 0 » et « 1 » et d’un unique « 2 » d’où partaient de minuscules ondulations qui croissaient en vague de façon exponentielle et qui déformaient les chiffres. Le spectateur devait fournir un effort pour découvrir le « 2 » dans la forêt de « 1 » et de « 0 ». Il y avait des indices, des courbes qui s’enflaient et formaient une vague scélérate, une « rogue wave ». Partir de la conséquence pour arriver à la cause, à l’origine : un travail d’archéologue pour le spectateur

En 2019, j’ai poursuivi ma recherche sur le cygne noir en exposant une image de cygne noir dans les rues de Caen, Le Havre et Cherbourg, à raison de 30 affiches disséminées dans ces 3 villes. Le cygne noir devenait signe noir et source de questionnements.

Protéiforme, il est annonciateur de changement. Et dans le contexte de mon travail sur l’art de la mémoire, il devient une réminiscence, un évènement de référence temporelle, à composante émotionnelle forte. La pratique sérielle, répétitive permet aussi une meilleure imprégnation dans la mémoire autobiographique.

En 2021, mes investigations ont tendu vers la ronde-bosse : à savoir des hauts-reliefs qui jaillissent, composant ainsi mon art de la mémoire 3.0. Il m’est apparu nécessaire de réactiver la Prudence, dans ce contexte inédit de crise sanitaire mondiale et plus globalement de poser cette question : Où en étions-nous avec nos 4 vertus cardinales ? Quelles étaient les images bouleversantes, frappantes à venir ? En quel animal allait se transformer le cygne noir ? Et plus largement de la mémoire artificielle de l’Antiquité grecque à l’intelligence artificielle, quel avenir pour l’art de la mémoire, puisque nous étions dans l’incapacité de nous projeter dans un avenir serein, ataraxique ? C’est ainsi que je me suis interrogée sur les vertus platoniciennes d’un état social, d’un état de droit, où frémissait un état de guerre. La Fraternité était-elle encore l’expression de la réciprocité Liberté-Egalité ?

Le cygne noir est donc aussi devenu fourmi, abeille, serpent et lion. Ces 4 vertus (Prudence, Tempérance, Justice-sociale, Force-morale), étaient et sont en lien depuis l’Antiquité, avec les 4 humeurs hippocratiques, les 4 âges de la vie, les 4 saisons, les étapes de la transformation alchimique, la rose des vents. Ces quatre vertus étaient aussi symbolisées par des animaux, des végétaux, des minéraux. J’ai délibérément choisi le même moule pour cette série : un buste de femme-mannequin, produit industriel, sans tête, ni bras, ni jambe, sur lequel j’ai appliqué du papier blanc. Cette série nommée CARDO était destinée à être suspendue, soumise à la loi de la gravité. Le papier n’était plus noir mais blanc. La glaise, le plâtre le latex, le feu du four sont aussi devenus les moyens plastiques de cette troisième phase de questionnement, nommée art de la mémoire 3.0.

Mes recherches actuelles pour mon art de la mémoire 4.0 s’articulent autour des idées de Maurice Halbwachs et de Niklas Luhmann sur les mémoires collectives.

L’art de la mémoire est constitué par des mémoires collectives, en relation étroite avec les idées de leur époque. La société, afin d’assurer une cohésion, une unité déforme les mémoires individuelles, au profit des mémoires collectives. Quels sont les processus mis en action ? Comment la société influe-t-elle sur les mémoires individuelles ? C’est ce que je me propose d’étudier et d’expérimenter dans mes prochaines œuvres plastiques. Observer les processus en action et mettre en évidence cette métamorphose. Mon travail théorique depuis 7 années m’a amenée aux abords de l’alchimie, mon travail plastique en céramique depuis 2 années m’a conduite sur le chemin de la chimie.

Je vais ainsi intégrer le laboratoire CRISMAT du CNRS, à partir de janvier 2024, pour une résidence artistique et scientifique d’une année. Mon insertion au sein du CNRS va entraîner une nouvelle organisation qui peut faire apparaître des qualités nouvelles, faire émerger de nouvelles idées, aussi bien pour moi que pour les chercheurs. Les artistes et les chercheurs ont des points communs : rendre visible l’invisible ; faire des allers-retours du macrocosme au microcosme. Les processus les réunissent. La différence majeure pour l’artiste réside dans le fait de questionner le monde dont il est issu, sans forcément chercher à y répondre. Les chercheurs en sciences appliquées posent des questions et tentent de les solutionner ; l’invisible est pris en tant que principe de réduction du réel (de la molécule à la particule). L’artiste se sert de l’invisible en tant que concept subversif pour interroger le réel, en considérant l’invisible comme ce qui ne se voit pas et ce qui ne se voit plus à force d’être trop visible. Avoir un espace de travail au sein du laboratoire va me permettre de poursuivre mes recherches esthétiques et plastiques sur l’art de la mémoire (art de la mémoire 4.0), d’un un contexte extra-ordinaire de partage des points de vue sur les expérimentations à venir (émaux cristallisés) vers une transdisciplinarité prometteuse.